Rapport mensuel de l'Observatoire du football CIES

n°23 - Mars 2017

Analyse stratégique d’une ligue professionnelle :

la Suisse comme étude de cas

Drs Raffaele Poli, Loïc Ravenel et Roger Besson

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1. Introduction

Les études menées depuis 2005 par l’Observatoire du football CIES ne se veulent pas seulement intéressantes pour le grand public, mais aussi utiles aux acteurs du jeu. Le Rapport Mensuel 23 illustre une approche permettant à une ligue de football professionnelle d’analyser sur une base objective son positionnement international et d’influencer positivement les choix stratégiques des clubs qui la composent.

L’exemple choisi est celui de la Swiss Football League. Ce choix est lié à la confiance que cette institution nous a témoigné depuis plusieurs années. Cette confiance a abouti à la réalisation de  plusieurs études et rapports de recherche. Ces documents sont disponibles en libre accès en langue française et allemande sur le site de la Swiss Football League.

L’augmentation des écarts de richesse dans le football européen* soumet les championnats de taille moyenne comme la Super League helvétique à une forte pression pour rester intéressants et compétitifs. Dans ce contexte, la seule solution réside dans la capacité des clubs à utiliser les ressources disponibles de la meilleure des façons, tant au niveau commercial que sur le plan plus proprement sportif. Ce Rapport se concentre sur ce dernier aspect.

[* À ce propos, voir notamment le European Club Footballing Landscape publié par l’UEFA]

2. Formation de joueurs

Dans un environnement aussi compétitif que le football, un pays comme la Suisse ne peut connaître durablement du succès que si l’association nationale, la ligue et les clubs professionnels fédèrent leurs efforts. L’objectif primordial est de former de manière optimale les talents disponibles sur place. Faute de moyens pour recruter les meilleurs footballeurs, la promotion de jeunes joueurs locaux constitue un enjeu stratégique de la plus haute importance.

Depuis 2009, la part des joueurs de Super League ayant disputé au moins trois saisons entre 15 et 21 ans dans leur club d’emploi a toujours été supérieure à 20%. Ce pourcentage a atteint son maximum en 2013 (29,6%), pour ensuite diminuer progressivement. Au 1er octobre 2016, les joueurs formés au club ne composaient plus que 21,5% des effectifs de Super League.

Dans le contexte général d’une baisse, la part des joueurs formés au club demeure en dessus de la moyenne mesurée à l’échelle de 31 championnats de première division de pays membres de l’UEFA. Néanmoins, la diminution observée en Suisse n’est pas réjouissante. Dans une perspective axée sur l’avenir, il serait souhaitable que cette proportion remonte. Le cas échéant, il faudrait au moins veiller à ce qu’elle ne descende pas en dessous du cinquième des effectifs.

Figure 1 : pourcentage de joueurs formés au club dans les effectifs, Super League versus Europe (2009-2016)

Entre le 1er juillet et le 31 décembre 2016, les joueurs formés au club ont disputé 17,4% des minutes de championnat en Super League, contre 16,1% à l’échelle européenne. Ces pourcentages sont très différents selon le club : entre 30,8% à Lausanne et moins de 10% à Bâle et Vaduz. Dans une perspective stratégique, il serait utile d’approfondir l’analyse afin de comprendre les raisons sous-jacentes à ces écarts.

Figure 2 : pourcentage de minutes des joueurs formés au club, Super League (01.07.2016-31.12.2016)

L’analyse des clubs ayant formé le plus de joueurs de Super League est aussi intéressante d’un point de vue stratégique. Young Boys apparaît comme étant le principal club formateur. L’équipe de Berne emploie onze joueurs formés au club. Onze autres footballeurs issus du centre de formation du club de la capitale sont actifs dans des équipes de Super League.

Figure 3 : clubs formateurs des joueurs de Super League (octobre 2016)[In] : joueurs recensés dans le club, [Out] : joueurs recensés dans un autre club, [Tot] : total

Bâle est en deuxième position. Si les Rhénans ont formé quinze joueurs de Super League, seulement un évolue toujours sur place. Véritable locomotive du football suisse lors des quinze dernières années, Bâle semble avoir cessé de faire confiance à des joueurs issus de son centre de formation au profit de footballeurs plus expérimentés, souvent importés de l’étranger. Si elle perdure, cette situation va priver les footballeurs suisses d’une de leurs principales vitrines.

3. Emploi de jeunes

Entre 2009 et 2016, l’âge moyen des joueurs de Super League s’est toujours situé entre 25 et 26 ans. La valeur la plus élevée a été mesurée en 2014. Par la suite, l’âge a diminué tout en restant légèrement en dessus des valeurs enregistrées lors des premières années de la période étudiée. En comparaison européenne, le premier niveau de compétition helvétique reste relativement jeune.

Figure 4 : âge moyen des effectifs, Super League versus Europe (2009-2016)

D’importantes différences en termes d’âge existent entre clubs de Super League. À un extrême, Lausanne a aligné des compositions en moyenne âgées de 24,0 ans. À l’autre extrême, la moyenne d’âge sur le terrain mesurée à Lucerne a été de 28,3 ans. Bâle a aussi fait le choix de l’expérience (27,1 ans). Dans ce dernier club, par ailleurs, les joueurs de moins de 21 ans n’ont disputé que 2% des minutes de championnat entre le 1er juillet et le 31 décembre 2016.

Dans une perspective centrée sur le renforcement de son rôle de tremplin pour jeunes joueurs, la ligue professionnelle suisse se doit de veiller à ce que les clubs de première division garantissent un temps de jeu suffisant aux jeunes talents. Dans le contexte helvétique, où il existe un système de formation bien établi, ceci va non seulement être bénéfique d’un point de vue financier par d’éventuels transferts payants, mais aussi sportif tant pour les clubs que pour les équipes nationales.

Figure 5 : âge moyen sur le terrain et % de minutes disputées par des joueurs de 21 ans ou moins1, Super League (01.07.2016-31.12.2016)

Parmi les joueurs de 21 ans ou moins les plus utilisés lors de la première partie de la saison 2016/17, il y aura certainement de futurs membres d’équipes nationales. Si leur temps de jeu reflète des qualités particulières, le mérite de leur éclosion reviendra aussi aux dirigeants et entraîneurs de leurs clubs d’appartenance. Le rôle de ces derniers est en effet souvent décisif pour donner aux jeunes joueurs la chance de développer pleinement leur potentiel.

Figure 6 : top 20 des joueurs de 21 ans ou moins les plus utilisés, Super League (01.07.2016-31.12.2016)1 Pos : poste : [G] gardien, [DC] défenseur central, [DL] défenseur latéral, [MD] milieu défensif, [MO] milieu offensif, [AT] attaquant.
2 Orig : association d’origine du joueur
3 Joueurs ayant fêté leurs 22 ans au cours du semestre

Au-delà du talent individuel, le contexte au sein duquel les footballeurs s’intègrent joue un rôle clé dans leur réussite. Il est important que ce contexte soit aussi favorable que possible. Il revient à l’ensemble des acteurs du football de construire un environnement propice à l’émergence de talents. D’une manière générale, les ligues professionnelles peuvent et doivent faire preuve de leadership afin d’agir positivement sur l’état des choses.

4. Exportation de joueurs

La bonne santé du football dans un pays comme la Suisse se mesure aussi par la présence de joueurs ayant grandi sur place dans les meilleurs championnats étrangers. De ce point de vue, la Suisse n’a rien à envier aux nations les plus performantes. Avec 48 représentants présents en octobre 2016 dans les cinq grandes ligues européennes, la Suisse est le cinquième plus grand exportateur. Il s’agit d’un véritable exploit compte-tenu de la petite taille du pays (environ 8 millions d’habitants).

Figure 7 : principales origines des footballeurs expatriés dans les ligues du big-5 (octobre 2016)1 Nombre rapporté à la population, pour un million d’habitants
(source : ONU 2015)

La forte présence helvétique dans les championnats européens les plus performants reflète l’excellence du système de formation mis en place dans la Confédération, ainsi que le rôle de tremplin joué par la Super League. Pour que ce processus se poursuive, il est important que tous les clubs continuent à s’engager pour offrir une formation de qualité. Toutes les équipes devraient aussi reconnaître l’importance stratégique de donner une chance aux talents formés localement.

En moyenne, les joueurs suisses évoluant dans des championnats européens de première division ayant connu une migration en cours de carrière sont partis pour la première fois à l’âge de 21 ans. Il s’agit d’une valeur relativement faible en comparaison internationale. En effet, beaucoup de talents quittent la Suisse avant même d’avoir fêté 18 ans et d’avoir débuté dans les championnats professionnels helvétiques.

Figure 8 : âge moyen du premier départ à l’étranger, par origineJoueurs recensés en octobre 2016 dans 31 ligues européennes de première division

Le transfert international précoce de footballeurs n’ayant pas terminé leur processus de formation constitue un problème important pour les clubs suisses. Il comporte une perte de joueurs aptes à améliorer le niveau des ligues professionnelles nationales et prive les clubs d’importantes recettes. En effet, les indemnités de formation reçues pour des jeunes talents ne sont de loin pas aussi élevées que les sommes de transfert versées pour des joueurs bénéficiant déjà d’une expérience professionnelle.

5. Conclusion

Toute ligue professionnelle est appelée à jouer un rôle clé à différents niveaux. De concert avec l’association nationale et les clubs membres, elle doit encourager les efforts visant à améliorer la formation de jeunes footballeurs. À l’image de ce qui a été mis en place depuis fort longtemps en Suisse, l’existence de mécanismes financiers pour protéger et valoriser la formation est très importante. Ces mécanismes doivent aider à persuader autant de clubs que possible de l’opportunité de mettre l’accent sur la formation.

Une ligue professionnelle doit aussi veiller à ce que des rentes de position ne s’installent pas au sein des centres de formation des clubs membres. Ce phénomène doit être évité surtout lorsqu’il agit négativement sur l’objectif primordial d’offrir aux talents le meilleur environnement qui soit pour développer leur potentiel. La qualité des joueurs dépend en effet grandement de celle de leurs formateurs. Dans cette perspective, il ne faut lésiner sur aucun effort aussi au niveau de la formation des entraîneurs.

La tentation pour toute ligue professionnelle est aussi de rester à l’écart des terrains en se confinant dans un rôle administratif. Or, la volonté d’améliorer durablement l’état des choses implique de fréquents déplacements et visites chez les clubs. D’un point de vue sportif, il s’agit notamment d’œuvrer pour convaincre l’ensemble des clubs à promouvoir les meilleurs éléments du centre de formation en leur donnant du temps de jeu dans la première équipe. Sans cela, tout effort serait vain.

Dans les pays plus concernés par le départ précoce de talents, la ligue professionnelle est aussi appelée à lutter activement contre le phénomène de transfert de mineurs tant sur le plan éducatif que réglementaire. Pour ce faire, un engagement fort au sein des instances gouvernantes du football à l’échelle internationale est indispensable. Il est aussi nécessaire de sensibiliser l’opinion publique sur les effets pervers de la spéculation exacerbée à laquelle les jeunes talents doivent faire face.

Dans un contexte de polarisation économique, la bonne santé de la grande majorité de clubs et de ligues à l’échelle mondiale dépendra de leur capacité à fédérer les efforts pour faire valoir leurs intérêts. D’un point de vue sportif, il s’agit notamment d’œuvrer pour améliorer la protection du travail de formation et, de manière plus générale, le niveau de solidarité dans le système des transferts*.

[*À ce propos, voir notamment le livre Slow Foot, la conclusion du Rapport Mensuel 3 : Sommes de transfert et résultats, et celle de l’article Third-party entitlement to shares of transfer fees: problems and solutions.]

 

Rapport mensuel n°23 - Mars 2017 - Analyse stratégique d'une ligue professionnelle